La mobilité académique constitue un enjeu important dans la carrière des scientifiques. D’une part, elle représente un levier majeur de développement professionnel : elle favorise la productivité (Dubois, Rochet, & Schlenker, 2014), accroît l’impact des publications (Wagner & Jonkers, 2017) et contribue à l’acquisition de nouvelles compétences en matière de recherche et d’enseignement (Groves, López, & Carvalho, 2018). D’autre part, malgré les incitations fortes émanant des universités et des agences de financement, cette mobilité reste conditionnée par divers facteurs, qu’ils soient démographiques (par exemple, le statut parental) ou professionnels (comme l’accès au financement), qui peuvent limiter les opportunités pour certaines catégories de chercheurs et chercheuses.
Cette analyse qui comprend les réponses de près de 3.000 titulaires de doctorat de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), explore leurs trajectoires de mobilité. L'objectif est de comprendre les facteurs qui influencent la mobilité pendant et après le parcours doctoral, les raisons qui sous-tendent ces déplacements, ainsi que les perspectives de retour en Belgique.
Qui sont les chercheurs et chercheuses interrogées?
Les données proviennent de l’étude « Devenir des titulaires de doctorat », menée par l'Observatoire. Il s’agit d’une étude longitudinale sur les carrières, intégrant tous les trois ans de nouvelles cohortes de titulaires de doctorat diplômés des universités de la FWB. La première collecte de données, réalisée en 2019, portait sur les titulaires de doctorat ayant soutenu leur thèse entre janvier 2012 et mai 2018. Les détails relatifs aux caractéristiques de l’échantillon et à la méthodologie sont disponibles dans le premier rapport issu de cette enquête (Bebiroglu et al., 2019). La deuxième collecte de données, effectuée en 2022, concernait les titulaires de doctorat ayant soutenu leur thèse entre juin 2018 et mai 2021.
Au total, 2.912 titulaires de doctorat (43,9% de femmes) ont participé à l'enquête. Leur âge moyen est de 35,2 ans (SD = 6,2) et ces personnes ont obtenu leur diplôme de doctorat au cours des 2,9 années précédant l’enquête (SD = 2,9). La plus grande part des personnes ayant répondu (45,1%, n = 1313) sont des titulaires de doctorat en Sciences Exactes et Naturelles (SEN), contre 31,1% (n = 906) en Sciences Humaines et Sociales (SHS) et 23,8% (n = 693) en Sciences de la Vie et de la Santé. Nos répondantes et répondants représentent 96 nationalités, mais la majorité (63,3 %, n = 1824) possède la nationalité belge.
Parmi les 2.600 personnes ayant fourni des informations sur leur pays d'emploi et leur nationalité, 1.676 étaient de nationalité belge, 404 ressortissants d’un autre pays de l’Union européenne (UE) et 520 de nationalité hors UE.
Concernant les 1.596 titulaires de doctorat déclarant exercer leur activité professionnelle en Belgique, 1339 (83,9%) étaient de nationalité belge, 154 (9,6%) des ressortissants de l’UE, soit 38,1% de l'ensemble des diplômés de l'UE, et 103 (6,5%) étaient de nationalité hors UE, représentant 19,8% de l'ensemble des diplômés hors UE.
Lorsqu'ils ou elles s’établissent à l’étranger (n = 339), les titulaires de doctorat belges privilégient principalement la France (n = 56; 16,5%), les États-Unis (n = 53; 15,6%), le Royaume-Uni (n = 41; 12,1%) et l’Allemagne (n = 31; 9,1%). Comme le montrent ces pourcentages, la distribution géographique des titulaires de doctorat belge à l'étranger demeure fragmentée, aucun pays ne concentrant à lui seul la majorité des mobilités observées.
Le diagramme ci-dessous illustre les parcours des titulaires de doctorat, depuis leur nationalité jusqu'à leur pays d'emploi. Ainsi, nous pouvons suivre les déplacements des titulaires de doctorat tout au long de leur parcours éducatif et professionnel. Les flux avec les largeurs les plus importantes représentent un plus grand nombre de personnes. À noter que nous n'avons inclus que les pays comptabilisant au moins cinq titulaires de doctorat.
Prenons l'exemple de l'Italie, représentée en orange ci-dessous. Parmi les 89 titulaires de doctorat de nationalité italienne, 72 ont effectué un master en Italie et 17 en Belgique. Après avoir soutenu leur doctorat en Belgique, 33 sont restés dans ce pays pour y travailler, 25 sont retournés en Italie, 8 se sont installés en France, 7 au Royaume-Uni et 5 aux États-Unis. Les 8 restants (pas inclus dans le diagramme) ont choisi d’autres destinations, telles que la Norvège (1 personne) ou l'Espagne (1 personne).
Le diagramme ci-dessous illustre les trajectoires de mobilité des titulaires de doctorat, depuis leur nationalité jusqu'à leur pays d'emploi.
Nous constatons sur ce diagramme que :
Les titulaires de doctorat de nationalité Belge restent majoritairement en Belgique.
De nombreux titulaires de doctorat de nationalité étrangère retournent travailler dans leur pays d'origine, notamment ceux et celles originaires d'Afrique, comme le Congo, le Bénin ou le Cameroun, ainsi que d'Asie, en particulier la Chine et le Vietnam.
Parmi notre échantillon, 1.032 titulaires de doctorat ont déclaré exercer leur activité en dehors de la Belgique. Les principales raisons qui poussent les titulaires de doctorat à quitter la Belgique après la thèse varient selon la nationalité :
Pour les titulaires de doctorat de nationalité belge (n = 339), les raisons sont liées à des considérations professionnelles telles que la nécessité de mobilité, généralement attendue pour progresser dans leur carrière (n = 156) et l'absence d'emplois satisfaisants en Belgique (n = 138).
Pour les personnes n'ayant pas la nationalité belge (n = 693), les principales raisons évoquées sont l'obligation de retourner travailler dans leur pays d'origine après l'obtention de leur doctorat (n = 278), ainsi que des motifs familiaux (n = 245). La figure ci-dessous offre une vue d’ensemble de ces différentes raisons.
Parmi les titulaires de doctorat travaillant à l'étranger et ayant répondu à cette question (n = 1.022), près de la moitié (n = 502) ont exprimé l’intention de revenir travailler en Belgique. Cette proportion s'élevait à 61,2% (n = 205) pour les personnes de nationalité belge, contre 43,2% (n = 297) pour celles et ceux de nationalité étrangère.
Parmi 2.790 titulaires de doctorat ayant répondu à la question de mobilité, 12,7% (n = 354) se sont trouvés en situation de mobilité uniquement pendant leur doctorat, 21,1% (n = 589), uniquement après leur doctorat et 19,8% (n = 553) à la fois pendant et après. En revanche, 46,4% (n = 1.294) n'ont jamais été en situation de mobilité.
Année d'obtention du doctorat : La figure ci-dessous illustre les variations des pourcentages de mobilité pendant et après le doctorat pour les cohortes diplômées entre 2012 et 2021. Pour ces cohortes, la mobilité pendant le doctorat fluctue entre 26,2 % et 37,1 %, montrant des variations relativement limitées au fil des années. Entre 2012 et 2018, la mobilité après le doctorat est systématiquement plus élevée que celle pendant le doctorat. Cependant, à partir de 2018, on observe une baisse de la mobilité après le doctorat. Cette tendance peut être attribuée aux restrictions liées au COVID-19, qui ont débuté au début de l’année 2020 et ont fortement impacté les voyages internationaux pendant environ deux ans.
Domaine de recherche : Les taux de mobilité varient en fonction des domaines de recherche.
Les titulaires de doctorat en Sciences de la Vie et de la Santé présentent les taux de mobilité les moins élevés, tant pendant (22,4%) qu’après le doctorat (35,2%).
En comparaison, les titulaires de doctorat en Sciences Humaines et Sociales (42,4% pendant et 40,5% après) et en Sciences Exactes et Naturelles ont taux de mobilité plus élevés (31,0% pendant et 44,2% après).
Nationalité : Les taux de mobilité varient en fonction de la nationalité. Les titulaires de doctorat qui possèdent la nationalité belge présentent les taux de mobilité moins élevés, tant pendant (27,6%) qu’après le doctorat (34,5%) comparés aux autres nationalités.
Genre : Peu de différences sont constatées entre les hommes et les femmes concernant la mobilité pendant le doctorat. Par contre, les différences deviennent plus marquées après le doctorat : 45,7% des hommes se sont trouvés en situation de mobilité, contre 35,1% des femmes.
Le fait d’avoir des enfants avant le doctorat : Dans notre échantillon, 12% (n = 348) des titulaires de doctorat ont déclaré avoir eu un ou plusieurs enfants avant leur doctorat. Les taux de mobilité des titulaires de doctorat varient peu entre ceux et celles ayant eu des enfants avant leur doctorat et ceux sans enfant.
Le fait d’avoir des enfants pendant le doctorat : Dans notre échantillon, 22,8% (n = 664) ont eu un ou plusieurs enfants pendant leur doctorat. Une diminution de la mobilité est observée chez les parents ayant eu des enfants pendant leur doctorat. La présence d’enfants en bas âge semble donc jouer un rôle important dans ces dynamiques. Cela souligne que l’enjeu ne réside pas uniquement dans le fait d’avoir des enfants ou non, mais surtout dans le moment de leur parcours professionnel où ils ou elles deviennent parents. Ainsi, le timing de la parentalité apparaît comme un facteur important influençant la mobilité des titulaires de doctorat.
Les mères sont-elles plus impactées que les pères ?
Oui et non.
D'une part, les résultats suggèrent que la parentalité a un impact plus négatif sur la mobilité après le doctorat des mères que celle des pères, en particulier pour celles ayant eu des enfants pendant leur doctorat. Cela met en évidence une incompatibilité plus importante entre la mobilité après le doctorat et le fait d’être mère pendant la période doctorale.
D'autre part, les résultats montrent que la parentalité pendant le doctorat constitue un frein à la mobilité pendant le doctorat, et cela indépendamment du genre.
Il est important de souligner que le sens de l'effet n'est pas testé. Il est possible que les mères ayant eu des enfants pendant leur doctorat ou après n’aient pas eu la possibilité de bénéficier d’une mobilité, ou au contraire, que celles qui ne privilégiaient pas la mobilité aient été plus enclines à avoir des enfants.
En 2021, nous avons interrogé les titulaires de doctorat n'ayant jamais effectué de mobilité sur leur éventuel souhait d'en réaliser une.
Parmi les personnes n'ayant pas effectué de mobilité pendant leur doctorat, 53,7% (n = 289) ont exprimé le souhait de l'avoir fait.
Parmi celles n'ayant pas effectué de mobilité après leur doctorat, 40,7% (n = 259) ont indiqué qu'elles auraient souhaité l'avoir fait.
Ces résultats montrent qu'une large proportion des personnes interrogées regrettent de ne pas avoir eu l'opportunité de participer à des expériences de mobilité.
Pour quelle(s) raison(s) ce souhait n’a-t-il pu être réalisé ?
Une question a été posée aux titulaires de doctorat n'ayant pas effectué de mobilité, mais ayant exprimé, rétrospectivement, le souhait de l'avoir fait : quelles ont été les raisons les ayant empêchés de réaliser ce souhait ?
Parmi les raisons évoquées, les difficultés financières arrivent en tête : 118 répondants ayant exprimé le souhait de faire de la mobilité ont cité des raisons financières comme principale explication à l'absence de mobilité.
Ensuite, 112 titulaires de doctorat ont choisi "autres raisons" et ont précisé ces motifs par écrit. Trois autres facteurs sont fréquemment cités parmi les réponses. La plus récurrente concerne la "charge de travail et les contraintes de temps", notamment pour les postes d'assistanat et d'enseignement (n = 20 personnes).
« Charge d'assistanat (TP) et d'encadrement (étudiants chercheurs) trop importante pour avoir le temps de partir durant de longues périodes à l'étranger.»
Certaines personnes ont souligné la difficulté de concilier la mobilité avec les demandes des promoteurs et promotrices :
« Étant son assistante, mon promoteur ne me permettait que de partir pendant mon mois de vacances. »
En deuxième position, on retrouve "l’impact de la pandémie de COVID-19", mentionné par 15 personnes, en raison notamment des restrictions de déplacement.
« Fermeture des frontières due au COVID. »
Enfin, les "contraintes imposées par les promoteurs" sont également un frein, citées par 14 personnes :
« Refus de ma promotrice de soutenir/valider ma candidature. »
« Déconseillé par mon promoteur. »
Le troisième item le plus fréquemment sélectionné concerne les raisons familiales. Ces résultats montrent que, pour certaines personnes, l'absence de mobilité ne relève pas d'un manque d'intérêt, mais de contraintes financières, professionnelles ou personnelles difficiles à surmonter.
Dans la visualisation ci dessous, chaque point représente une personne et peut être regroupée ou colorée en fonction de ses réponses. Grâce à un panneau de paramètres, vous pouvez facilement interagir avec les données — appliquer des filtres, sélectionner des questions spécifiques de l'enquête et basculer entre différentes vues.
Ces résultats, basés sur les réponses de près de 3.000 titulaires de doctorat de la FWB, démontrent que la mobilité des titulaires de doctorat est influencée par une combinaison de facteurs académiques, professionnels et personnels. Si une partie des titulaires de doctorat belges choisit de partir à l’étranger pour améliorer ses perspectives de carrière, beaucoup expriment également un souhait de retour. Pour les titulaires de doctorat étrangers, la mobilité est souvent dictée par des obligations d’exercer dans leur pays après leur thèse ou des raisons familiales, les poussant à retourner dans leur pays d'origine.
L'année d’obtention du diplôme, la nationalité et le domaine de recherche influencent les taux de mobilité. Les inégalités en matière de mobilité sont également marquées par le genre et la parentalité, les mères étant particulièrement limitées dans leurs déplacements après leur doctorat. De plus, de nombreux titulaires de doctorat regrettent de ne pas avoir eu l'opportunité de partir, citant comme principaux obstacles des contraintes financières, une charge de travail élevée ou des raisons familiales.
Cette étude met ainsi en lumière la nécessité de politiques de soutien à la mobilité, notamment en assouplissant les contraintes financières et institutionnelles, afin d’offrir à tous les titulaires de doctorat des perspectives de mobilité plus équilibrées et adaptées à leurs besoins.
Autrice
Neda Bebiroglu, Conseillère scientifique et coordinatrice, Observatoire de la Recherche et des Carrières Scientifiques
Contact
🌐https://observatoire.frs-fnrs.be
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